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En un mot comme en cent

Extraits

Les rides à ses lèvres ne mentaient pas. Elle avait vieilli. Elle le savait pertinemment, mais n’avait pas voulu s’en rendre compte, geste frivole d’un revers de la main, souple encore, mais les taches étaient là, comme des voyages marqués au fer, des soleils dans la peau, des papillons pour demain. Lui aussi avait vieilli. Les plis à son cou ne trompaient pas. Il s’y blessait quelquefois en se rasant, mais un bout d’ouate et les sirènes lui souriaient dans le miroir, espiègles, complaisantes. Ils avaient vieilli, chacun de son côté, s’étaient croisés souvent, pris le temps quelquefois de se sentir importants, d’être heureux de compter, simplement. Ils avaient remisé leurs futiles ambitions, leurs chimères au long cours, sans jalousie, sans rancœur, débonnaires, pour se sauver. Ils s’étaient apprivoisés sans se ressembler, savaient les mots, les gestes, croyaient se connaître, mais se surprenaient encore et c’était bon. Les doutes, les peurs, ils les déjouaient, se faisaient tantôt complices, tantôt confidents, ne retenaient que la part des choses, comme elles se présentaient, comme elles leur échappaient. Une histoire au jour le jour, pas de certitudes, peu d’écarts, peu de caprices. Le vide viendrait sans doute, pour l’un, pour l’autre, trop tôt, trop tard, sûrement, mais, d’ici là, ils bravaient causes et mystères et laissaient faire le temps qui des regrets et des revers rabotait les échardes. Entendus, ils préservaient leur côté ombre, s’en émouvaient parfois, n’en laissaient rien paraître, puisque seuls les faits se souvenaient, pas les images dans les voiles translucides. Ils tâchaient de s’en convaincre, en riaient de bon cœur et tout rentrait dans l’ordre. Connivence, seconde nature, ils cultivaient les petites joies, éludaient les outrances, trouvaient dans l’ordinaire des éclats, des fortunes. C’était leur aventure, leur pari, leur foi. Ils devaient s’aimer beaucoup, à défaut de se le dire, puisque les mots auraient terni leur étoile, muselé leurs promesses. Surtout, ils craignaient le silence quand il se ferait absence.

 

Pourquoi pas ? S’il le souhaitait, c’était OK pour elle. Une petite pizza sur le pouce, ou une salade, comme il voulait. Les repas copieux à midi et le poulet purée à la cantine, très peu pour elle. De toute façon, ils n’allaient pas s’éterniser, fallait qu’elle bosse l’après-midi, pas lui ? Pas aujourd’hui, non, elle était prise, après-demain non plus, la semaine prochaine mardi, éventuellement, ça lui éviterait de devoir cuisiner le soir. Mardi, c’était noté. Un petit texto de confirmation le matin, c’était toujours plus prudent, OK ? Les impondérables, voyez-vous, cher ami… Où il voulait, mais pas trop loin, d’accord ? Il graverait tout cela dans le marbre, marbre de Carrare, bien-entendu, parfait, parfait ! A mardi alors. Au fait, s’il connaissait Gérard ? Un gars intéressant qui pourrait se joindre à eux, non ? Ce qu’il en pensait ? Ils feraient d’une pierre deux coups, dans la pure tradition de productivité néo-libérale. Et avec lui, pas de risque de devoir meubler la conversation, il était au courant de tout ce qui se tramait dans la boîte, les promotions, les petites infidélités conjugales et professionnelles, les coups bas, les postes à saisir… tout l’arsenal du cadre stratège consommé. Une source inépuisable de précieux renseignements, très cher. Absolument. Evidemment il était toujours fort demandé, à défaut d’être fort occupé. Certains avaient l’art de se faire croire indispensables. Hallucinant ! A croire que la hiérarchie vivait au royaume des aveugles. Elle contacterait le Gérard et lui dirait quoi, d’accord ? A malin, malin et demi. Autre chose ? Parce qu’elle avait beaucoup à faire. Une réunion soi-disant importante à préparer pour le patron qui n’y connaissait que dalle, mais qui ne voulait pas perdre la face et surtout déléguer, de peur d’afficher son incompétence. Alors elle était bonne à se farcir une note circonstanciée et à le briefer pour la énième fois. Mais la coupe était pleine, elle en avait sa claque de lui mâcher la besogne et de tirer les marrons du feu. Elle lui avait dit en termes non ambigus : s’il voulait qu’on fasse la carpette, il fallait s’adresser ailleurs. Franchement ! Les incompétents pistonnés n’avaient qu’à assumer, plutôt qu’à se pousser du col. D‘ailleurs, mardi, elle avait un entretien aux ressources humaines, avec un grand ‘h’ – of course  –  pour envisager d’autres pistes de carrière, des pistes, des plans, des trajets, on croyait rêver... Mardi, oui… De fait, ils ne pourraient pas se voir mardi, heureusement qu’il le lui faisait remarquer. Fallait qu’elle raccroche à présent. Qu’il lui propose quelques dates et ils s’arrangeraient, sans faute. Salut.

 

Il ménageait sa monture. Une seconde nature, un réflexe vital. Il savait instantanément ce qu’il convenait de ne pas faire pour éviter de se retrouver dans une situation précaire, terriblement contraignante. Pas plus vif qu’un fainéant qui se brûle, souriait-il, fin stratège. Ses contacts, ses activités, ses occupations, ses conversations, tous passaient par le crible de la défensive et du contrôle. Il s’arrangeait avec un talent consommé pour rester dans sa zone de confort. Il s’aimait bien, maîtrisait l’art de placer la barre, s’épargnait. Question d’intégrité. En groupe, il se montrait conciliant, d’un commerce facile, se laissait parfois aller à quelques traits d’esprit, décrochait au plus vite, avant de se faire embrigader dans d’astreignantes discussions et autres équipées. Il se méfiait des grands débordements, de leur emprise, de leurs lendemains qui déchantaient, se tenait en retrait, au besoin se dégageait par quelques plaisanteries, s’éclipsait habilement, pardonné, soulagé. Les conversations le lassaient, brutalement, l’excédaient, l’assommaient, du reste son avis importait peu et ses opinions n’engageaient que lui. Il n’essayait pas de les faire valoir, de les défendre, ni bec ni ongles, ne prenait pas position, ni chèvre ni chou. Pas de victoire, pas de défaite. Surtout pas de plans sur la comète, pas d’illusions, le moins possible, celles qui vous épuisent et vous larguent bredouille. Instinctivement, il triait les multiples appels, messages, sollicitations du cœur, de la raison, du ventre, les remettait à plus tard. Le plus souvent les laissait s’éventer, les oubliait de bonne grâce. Abrité derrière ses frileuses routines, il ne se remettait pas en question, ignorait les défis exténuants, les entreprises fastidieuses, puisque rien n’avait d’importance, que tout était effort. Dans son petit secrétaire, précieusement marqueté d’acajou, de palissandre et d’ébène, il remisait ses souvenirs, ses émotions, ses idées toutes faites, ses reparties, ses pirouettes et autres artifices, toujours prêts à l’emploi. Il les exhumait à la carte, les ressassait, les recasait, les ignorait selon les circonstances, ses appétits, sa langueur. Il y avait ménagé un double fond pour ses petits péchés, une trappe aussi pour les embêtements, les attentes, les obligations. Lui seul en avait la clef et la gardait jalousement.

 

La juste mesure. On l’avait gavé du précepte depuis le berceau. Sa mère sans doute, son père peut-être, les gens, tous les gens, une pluralité indéterminée. Il l’avait fait sien, sans le vouloir, sans se demander pourquoi, parce qu’il en allait de la sagesse comme du jour et de la nuit. Les penseurs surtout, qui excellent en postulats et syllogismes, avaient posé que la tranquillité du corps et de l’âme était la finalité évidente, nécessaire, de la parenthèse humaine. Sa parenthèse. Il importait dès lors de modérer ses désirs, ses passions, ses sentiments, ses jugements, ses paroles, ses comportements, de les raboter, puisque, immanquablement, les excès engendraient fièvre et agitation. De bonne foi, il s’était rallié à leur axiome, sans mettre en doute son bien-fondé. Tranquillité. Par nature, les pulsions se consumaient comme des fétus de paille et se ravivaient aussitôt, plus fortes, plus nocives, dans un cycle infernal. Il fallait les tempérer, s’épargner, afin d’accéder au calme et au bien-être. Cinq sur cinq. Pourquoi rechercher ce qui était inatteignable, plutôt que se satisfaire de ce qui se trouvait à portée de la main ? On se le demandait effectivement, lui le premier, mais un jour de lucidité ou de fatigue, de distraction, de colère, de vanité, de n’importe quoi, à force de bannir la déraison et de ternir ses étoiles, il avait vomi toutes les salades dont on le soûlait et soldé ses comptes. La tempérance ne serait plus son idéal, ne l’avait jamais été. Finis les faux-semblants de sagesse. Il serait utopiste, immature, inconsistant. Pas mutin, mais pas aveugle. Le monde ne se cantonnait pas dans la paume de ses mains. Il voulait découvrir le mystère, la beauté, l’enchantement, au-delà des positions péremptoires et des prémisses spécieuses. Au-delà de l’horizon, toujours au-delà, intensément. Il voulait savoir, sans parti-pris, de limite en limite, par respect de soi. Il oserait la fougue, les émotions débridées, les opinions franches, déjouerait le piège de l’engourdissement. De ses rencontres il attendait désormais qu’elles lui ouvrent les yeux, lui dévoilent ce qui comptait vraiment, lui apprennent la pleine mesure.

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