Vers une écriture fragmentaire

 

L’écriture fragmentaire est un mode de composition littéraire qui se présente comme un collage structuré.

Elle s’applique à toutes les formes d’expression et à tous les contenus, à l’exception du romanesque.

L’article tente d’en préciser les propriétés et les mécanismes. Il ne prend pas en considération les dimensions historique, sociale, psychologique, philosophique du phénomène.

 

Qu’est-ce qu’un fragment ?

J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps.’ René Char

Tantôt le fragment désigne un sous-genre littéraire composé de formes brèves, mais complètes et autonomes (aphorismes, maximes, pensées, bribes…).
‘Ces formes sont à la littérature ce que la miniature est à la peinture : des petites œuvres achevées.’ (David Spurr, Université de Genève)

Tantôt le fragment désigne un type d’écriture : ‘une série discontinue de passages réflexifs, poétiques, narratifs, […] une écriture qui relève de l’esthétique du mélange’. (Michel Jarrety, dans ‘Lexique des termes littéraires’)

Pour de nombreux critiques, incomplétude, rupture, désintégration caractérisent le fragment, encore souvent associé aux formes brèves et aux courants modernistes du XXème siècle qui voulaient rompre avec les conventions littéraires.

Toutefois, comme le remarque Dominique Viart dans l’Histoire de la littérature européenne, ‘le fragment a en grande partie cessé d’être l’instrument de la rupture’ et désormais, il ‘emprunte aux œuvres passées ce qui semble bon’.

L’acception de ‘fragment’ considérée dans ces lignes ne couvre pas les formes brèves.

Pour bien cerner la notion de fragment, on se référera utilement à David Spurr dans ‘Le fragment comme forme littéraire’ Université de Genève.

 

Qu’est-ce que l’écriture fragmentaire ?

‘Hachez [l’œuvre] en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part.’ Baudelaire

L’écriture fragmentaire est un procédé particulier de production d’un texte littéraire.

Dans un premier temps, l’auteur compose des textes de contenu, genre, style, registre, perspective, longueur… variables. Les textes sont autonomes : ils sont construits comme des entités indépendantes, aux caractères littéraires propres. Ils peuvent toutefois se rattacher à une idée directrice, ce qui est généralement le cas.

L’auteur procède ensuite à un tri (éventuel) et à un agencement. Il le fait de façon éclatée, linéaire, récursive… en fonction de son intention littéraire.

Il réalise en quelque sorte un collage réfléchi, même s’il opte (rarement) pour une mise en place aléatoire.

C’est en ce sens que l’on parle de fragmentation, une composition par blocs, par ‘fragments’, de la matière littéraire. La logique de fragmentation génère une écriture discontinue, éclatée, en quelque sorte à la manière d’un recueil de poèmes.

L’écriture fragmentaire élimine le superflu, rejette le prévisible, le convenu. Pour cela, elle pratique l’ellipse et la métonymie, elle varie les registres. Elle privilégie les tournures compactes, les rythmes forts, les termes riches de sens, de connotation, de sonorité. Les pauses, les blancs, la suspension intensifient et accentuent l’écriture par le non-dit.

Cette recherche d’intensité et de pertinence porte sur toutes les composantes de l’écriture, afin d’obtenir un rapport (subjectivement certes) optimal entre moyens et effets. L’esthétique fragmentaire participe de l’économie littéraire.

L’écriture fragmentaire est différente d’un auteur à l’autre et variable au sein d’une même œuvre. Plus ou moins formaliste, narrative, symbolique…, tantôt suggestive tantôt explicite, châtiée ou orale…

 

La facture fragmentaire

‘Reste la parole littéraire qui, par d'infinies redites, dit une première fois et une unique fois jusqu'à ce mot de trop où défaille le langage.’ (Maurice Blanchot, Entretien infini)

L’écriture fragmentaire ne doit pas être assimilée à l’écriture minimaliste. Si elle présente quelques traits communs avec cette dernière, elle s’en démarque sur de nombreux aspects que nous développons ci-après.

‘Le style minimaliste est fait d'un vocabulaire simple, de phrases courtes, d'une syntaxe peu compliquée. Le langage figuratif ou métaphorique y est presque absent. Les scènes sont juxtaposées sans transition […] Les actions, la mise en scène, les descriptions sont réduites au minimum. Il y a peu ou pas d'analyse psychologique.’ (Alain Roy dans ‘l’Art du dépouillement’)

L’écriture fragmentaire, dans l’acception décrite ci-dessus, recherche la densité et la pertinence au niveau lexical, syntaxique et textuel.

Le choix des mots, des syntagmes, des images, des figures, des expressions prend en compte leur force expressive, suggestive, évocatrice, connotative, d’un point de vue sémantique et phonétique. Le choc des mots (concepts et sonorités), les ajustements, les hésitations, les oppositions, les paradoxes, la variation des registres produisent un langage étudié, élaboré.
La phrase alterne l’épure, l’explicite, le suggestif, le lapidaire, le non-dit. Elle varie le rythme, recourt à la mise en évidence, à la répétition, la gradation, l’amplification, à la boucle, à la suspension.

Les modes interrogatif et exclamatif viennent fréquemment bousculer et dynamiser l’énoncé. Le discours indirect libre (sans éléments introductifs) est fréquemment utilisé.
L’ellipse est une figure de construction essentielle du fragment (cf. infra).
Souvent un ou plusieurs termes (verbe, article, sujet) sont omis. En revanche, les qualificatifs sont nombreux, ils précisent, nuancent, enrichissent l’énoncé tout en préservant la compacité (économie de moyens).
Brisures, césures, accents, pauses génèrent un effet de multiple, renforcé par une ponctuation incisive.
Par glissement (métonymie), l’attention portée à des détails déclenche des généralités, souvent triviales, des phrases toutes faites, comme des échos de culture larvée, des interférences venues de nulle part.

Les phrases mises bout à bout, par simple juxtaposition, association, dissonance, opposition, forment des agrégats, de longueur variable, mais généralement brefs (une ou deux pages, voire moins).
Il s’agit de scènes, rencontres, actions (inactions), plus ou moins réalistes ou bancales, de variations sur une impression, une interrogation, de divagations, de dialogues (embryonnaires, avortés).
La perspective (‘je’, ‘il’, ‘elle’, ‘on’) peut varier au sein d’une même séquence.
Les agrégats sont plus ou moins ‘achevés’, autonomes, clos sur eux-mêmes ; ils constituent dans ce dernier cas des ‘micro-récits’.

Les agrégats se côtoient, parfois se télescopent, se nuancent ou se complètent mais ne conduisent pas à une conclusion, ne réalisent pas de synthèse.
Ils se donnent et se prennent comme des éclats d’une réalité en puissance.
Ecriture et lecture sont plurielles. Elles opèrent à divers degrés. Elles brassent des signes, des images, des rythmes, puis partent, chacune à sa manière, avec leur grille du moment, à la découverte d’une essence qui se rétracte, se décale, n’existe peut-être pas, mais où souvent l’humour pointe.

Ces caractéristiques ne sont pas propres à l’écriture fragmentaire, mais leur systématisation en fait une propriété distinctive.

 

Film, puzzle, collage ?

‘Il faut toujours avoir deux idées : l'une pour tuer l'autre.’ Georges Braque

Pour les analystes, l’écriture cinématographique présente une analogie avec l’écriture fragmentaire.
Les images d’une même prise composent les plans.

Un film est une suite de plans. Les plans sont agencés lors du montage qui les sélectionne, détermine leur importance, leur ordre, leur longueur, éventuellement les fragmentent.
Les rapports entre plans sont divers : continuité, causalité, précision, association, opposition… mais aussi cassure dans le temps et / ou l’espace.
Transposés à l’écriture fragmentaire, les images seraient les mots, les plans seraient les phrases, les séquences seraient les sections, le film serait le texte.

Plusieurs analystes se réfèrent au puzzle ou à la mosaïque pour définir le principe de l’écriture fragmentaire. Cette comparaison n’est valable que dans la mesure où l’ensemble des pièces, des ‘fragments’, constitue un tout homogène. Or l’esthétique fragmentaire privilégie la discontinuité, l’éclatement, le parcellaire et n’impose pas de synthèse finale.

Par la combinaison d'éléments séparés, de toutes natures (objets, photos, matériaux, textes), la technique du collage s’apparente à la composition fragmentaire.
L’œuvre de collage mélange les sources créatives pour les faire exister entre elles dans un espace artistique. Elle dépayse, perturbe, déstabilise et cherche à provoquer une improbable rencontre.
(D’après l’Art du collage, Espace-Art-Collège)

 

La métonymie et l’ellipse, figures de proue de l’écriture fragmentaire

‘Il nous faut peu de mots pour exprimer l’essentiel’ Paul Eluard

La métonymie met en relation des éléments appartenant à des champs sémantiques distincts. Elle opère un transfert, d’un détail, d’une matière vers un objet, d’une couleur, d’une odeur, d’un son vers un sentiment, une idée… C’est une figure de substitution.
Les glissements constituent des anomalies dans le discours.

Pour Marc Bonhomme (dans Cahiers de narratologie), par les tensions sémantiques qu’elle provoque, la métonymie constitue un élément perturbateur (‘disruptif’) dans l’énoncé littéraire. Elle marque une rupture qui capte l’attention du lecteur, singularise et densifie le texte.

Avec économie, elle permet à l’auteur ‘de trouver avec son récepteur un point de contact où passe, avec la rapidité d’un flux électrique, un message complexe’ (Henry Suhami, Les figures de style).

L’ellipse met aussi en œuvre le principe d‘économie et de connivence.

En omettant des éléments de l’énoncé (notamment les verbes), elle dynamise le texte, en renforce l’expressivité et crée des raccourcis que le lecteur doit déchiffrer.
Elle permet la discontinuité, la lacune, le paradoxe, le rapprochement, la pause, le silence, le non-dit – tout un arsenal de techniques de composition du texte. C’est une figure de construction.

Beaucoup d’autres figures sont présentes dans l’écriture fragmentaire, sous toutes ses formes : comparaison, métaphores, amplification, apposition, hyperbole…
Toutefois, par leur force expressive et la densité qu’elles génèrent, la métonymie et l’ellipse constituent les leviers par excellence de l’écriture fragmentaire.

 

Au-delà des genres / formes de discours

‘J’écris comme au siècle dernier, comme au siècle d’avant.’ (Jean d’Ormesson)

Les analystes rattachent l’écriture fragmentaire principalement au récit, mais elle peut articuler toutes les expressions littéraires : les genres (récit, poésie, théâtre) et les formes du discours : narrative, descriptive, suggestive...

Un recueil de poésies est par nature morcelé ; chaque poème se lit individuellement, même s’il participe à l’ensemble.
L’écriture poétique, en prose ou en vers, de forme courte, tend vers l’expressivité par le jeu des rythmes (coupes, césures, rejets), des sonorités, des figures, des images.
Elle se rapproche dès lors de la facture de l’écriture fragmentaire.

La dramaturgie découpe le texte en scènes qui s’enchaînent, s’opposent, se complètent, se  nuancent, parfois se réitèrent (intrigue circulaire). Elle varie les types d’énoncé (dialogues, monologues), recourt aux raccourcis, aux sauts dans le temps et l’espace, à la distanciation. Le ton, les hésitations, les silences sont essentiels.
Le discontinu, le recul, les vides, le non-dit de la dramaturgie contemporaine s’apparente à l’écriture fragmentaire.
‘Une pièce de théâtre est un texte à trous’ (Catherine Benhamou, comédienne et écrivaine).

Le roman traditionnel (psychologique, social, historique, autobiographique, d’aventures…) raconte, décrit, développe des histoires. L'intrigue, les actions, les événements, les situations, les sentiments des personnages se déploient de façon généralement linéaire, malgré les éventuelles digressions et retours en arrière.
Depuis le  milieu du XXème siècle, de nombreux auteurs se sont écartés de ce canon romanesque et ont ouvert la voie à de multiples expressions (modernisme, nouveau roman…).
La narration demeure toutefois le moteur de l’écriture. La plupart des romanciers contemporains reconnus et à succès perpétuent la tradition narrative. ‘Leur narration, souvent à la troisième personne, respecte la chronologie linéaire et campe des personnages typés’ (Dominique Viart et Bruno Vercier, dans ‘La littérature française au présent’).

Par sa nature discontinue, sa logique de construction éclatée, l’autonomie et la brièveté relatives des unités de texte qui le compose, sa liberté d’écriture, le récit fragmentaire diffère fondamentalement du roman romanesque.
Comme toute démarche originale, parfois exigeante, le récit fragmentaire reste confidentiel, tant dans l’écriture que dans la lecture.

 

Quelques brefs emprunts sur le fragmentaire

‘Si j'étais écrivain et mort, comme j'aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d'un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions.’ Roland Barthes

‘On peut en [la fragmentation] célébrer le pluralisme, la multi­plicité, l’esprit d’ouverture, le hasard, l’inattendu -  tout ce qui sauve la vie, la pensée ou l’œuvre d’une totalité emprisonnante, de la répétition éternelle du même. La fragmentation est différence…’
David Spurr ‘Le fragment comme forme littéraire’ Université de Genève 2011.

‘Loin d’apparaître comme l’arme de la rupture culturelle, l’écriture fragmentaire devient le mode d’écriture d’une réalité appréhendée dans son indépassable dispersion…’
Dominique Viart, dans Histoire de la littérature européenne, Hachette 1992

‘Le récit fragmentaire ne propose pas une narration où les personnages s’étoffent peu à peu, campés dans un univers qui prend consistance au fil du récit. […] La continuité linéaire traditionnelle de la narration est brisée au profit d’une esthétique de la rupture et de la fragmentation’.
Laurent Gayard et Marie-Françoise André, Miscellanées, collages et commentaires, revue Rue Descartes 2014

‘La fragmentation retrouve la force du mot, celui qui est dit et celui qui ne l’est pas. Car la fragmentation pointe vers ce qui n’est pas écrit, elle pointe la zone du blanc comme un lieu d’écriture : écriture négative d’une détresse, d’un silence, d’une voix arrêtée, d’une identité altérée.’
Isabelle Asselin, Le roman fragmenté, université Laval 2003

‘Le fragment invente un nouvel espace d'écriture et de lecture, un espace ouvert pour produire le pluriel.’
Fabula, colloque Laval 2011

‘On peut s’interroger sur cet engouement pour les formes brèves et plus particulièrement celui de nos contemporains pour le discontinu, la bigarrure, le marginal, le presque rien, ces jets de l’émotion, ces télégrammes de l’âme, ces esquisses de rêve.’
Alain Montandon, Formes brèves et micro-récits, Les Cahiers de Framespa 2013

‘Cette forme d'écriture [minimaliste] mise avant tout sur le non-dit, sur le sous-texte, sur le pouvoir de suggestion. L'élagage du « superflu », la retenue du geste commentatif, l'économie des moyens mis en place provoquent une ouverture du sens qu'il revient au lecteur de combler.’
Alain Roy, L’Art du dépouillement, revue Liberté 2010

‘Les auteurs [des romans à l’ancienne] labourent les mêmes terres de fiction, répétant de façon cyclique des gestes d’écriture pérennes. Ce rapport à la création productif en nombre d’ouvrages publiés, lucratif en termes de ventes, exploite des ressources qui s’appauvrissent toujours un peu plus.’
Bruno Blanckeman, Ecriture et identités dans la nouvelle fiction romanesque, Presses universitaires de Rennes, 2010

‘Les pièces [de théâtre] du répertoire contemporain racontent de moins en moins et de façon de plus en plus décousue. Le parti pris de la discontinuité et du fragmentaire troue le récit linéaire de vides narratifs, crée des béances dans l’histoire, introduit non-dits et silences.’
Franck Evrard, dans La littérature française au présent, Bordas 2008

A propos du collage

Deux étapes caractérisent le processus de fabrication d'une œuvre collagiste.
Dans un premier temps, l’artiste puise et sélectionne un ensemble de morceaux hétéroclites. Il prélève, découpe, ampute, parfois, au hasard de la trouvaille.
Dans un second temps, il met les morceaux en rapport, sans se référer à un ordre ou un objectif préétablis. Il les juxtapose, les superpose, les mixe.

Il n’y a pas d’ordre, pas de sens de lecture... Par la composition d'un collage, on doit trouver de nouvelles figures et non plus les retrouver comme avant, il faut les interpréter. L'artiste fait des propositions et le spectateur, par son interprétation, est mis à contribution dans la compréhension d’une œuvre qui lui offre différents niveaux de lecture.

L’Art du collage, Espace-Art-Collège

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Commentaires

  • Ada Teller

    1 Ada Teller Le 04/01/2023

    Nous serions honorés de votre visite sur deux sites autour de l'écrit fragmentaire :

    www.recit-page.fr
    www.adasapage.fr

    Ada Teller,
    éditrice

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