Bonheurs-du-jour extraits

Bonheurs du jour visuel clown

 

Didier Risack. Trente-huit ans. Il se rase dans la glace, derrière ses yeux rouges encore du sommeil retors. Chaque matin. Un millimètre de poil chaque matin. En prenant garde de ne pas se couper. S’il avait fait le notariat plutôt que la pharmacie, il n’aurait pas dû se lever aussi tôt. Six heures et quart. Chaque matin. La pharmacie ouvre à sept heures trente. Bien située près des ministères, des assurances et des banques, elle draine une clientèle d’élection. C’est fou ce que les cols blancs se cherchent de raisons de manquer d’allant. Six heures et quart. Pourquoi si tôt ?  Dans la glace, les passants défilent, meurtris, obstinés, opaques. Sans se couper, le geste sûr. Trente-huit ans, vous vous imaginez ?Les sans-grade d’abord, invariablement, avec leur cartable, leurs tartines, leur thermos. Ils se dandinent, pas lent mécanique, mollet grassouillet. Gravissent leur golgotha, courbent l'échine. L'heure, c'est leur seconde nature, leur hantise, leur angoisse. De temps à autre, ils relèvent la tête, comme les nageurs reprennent haleine, mais, en réalité, ils lorgnent les feux de signalisation et calculent avec un instinct consommé la distance qui les en sépare. Puis leur pas s'accélère avec une détermination insoupçonnée. Ils en arrivent même à courir, toute raideur et crispation. Les plus téméraires passent à l'orange !
Ça y est, je me suis coupé. A petite cause grands effets. On se reprend, ce n'est pas vrai, il n'y a pas de fatalité du lever. Un bout d'ouate, et c'est le ciel qui se moutonne. Certains s'arrêtent, trépignent, anxieux sur la bordure.

C’est que ça saigne cette balafre ! Et, bien entendu, j'ai oublié de ramener la pommade cicatrisante. Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés...  Toute cette mascarade, parce que certains indécrottables manquent de la discipline la plus élémentaire ! 

On finira par croire que je me disperse, que j'ai le trac au moment de mettre le pied dans l'étrier d'une journée qui se contient avec peine, qui tressaille, qui s'emballe déjà. Nous sommes deux, au bas mot, alors, on s'emmêle les pinceaux de temps à autre. Je lui trouve un côté mesquin, toujours à m'emprunter mes plus beaux fleurons et à me laisser mijoter dans mon jus, les yeux rouges. Moins rouges, faut en convenir. C'est important pour la confiance et le tonus.
J'ai pourtant dû me doucher, me raser, me brosser les dents, me sécher les cheveux, je le vois. Si je dis que je le vois, c'est que je le vois !...  D’accord, j'ai tort de m'emporter, d'autant que je n'en veux à personne, au contraire. La peur me colle à la peau comme un gant de caoutchouc. Alors, je me débats par à-coups, comme un poisson hors de l'eau. Je ne suis jamais bien coriace, mais les mots avares et nerveux attisent notre malaise. On cherche à se posséder, on s'évite, on feint l'indifférence. Rien à attendre. Bonjour. On ne va pas dramatiser, nous sommes d'une autre trempe. Y mettre un peu du sien, ce n'est pas le diable.
Moi, c'est Didier. Je suis pharmacien et très fleur bleue. C’est vrai, j'aime les voyages. Je m'emmène à la moindre occasion. Tout est prétexte à m'échapper...  Trente-huit ans. Grand, maigre, cheveux foncés, tempes grisonnantes, sourire variable. N'aime pas les bêtes, si ce n'est les poissons, et les papillons bien sûr. Je ne me connais pas de passions. A l'occasion, je me risque à la photographie, et souvent, je le regrette amèrement. En revanche, je déteste le sport, la danse, les courses. La musique ?  C'est vrai. Le soir, à l'heure de la tisane. A ce train-là, ça fera cher la petite annonce. On s'en tient à l'essentiel.

- Quand vous aurez fini de bâiller aux corneilles, peut-être aurez-vous le temps de vous intéresser à votre gagne-pain !

- J'étais distrait.

- Je l'avais remarqué, figurez-vous.

- Ça ne vous arrive jamais d’être distraite ?

- Pas quand je suis censée m'occuper de mes clients.

- Je vous ai vexée ?

- Je vous laisse juge.

- … Vous tenez un commerce vous aussi ?

- Ce n'était qu'une façon de parler évidemment.

- C'est ce que je me disais.

- Qu'est-ce que vous vous disiez ?

- C'est sans intérêt.

- Alors, ce n'était pas peine d'insinuer que je ne suis pas faite pour le commerce, comme vous dites.

- Vous avez raison, ce n'est pas très cohérent. Mais tout le monde ne peut pas avoir votre rigueur.

- Vous me trouvez revêche, c'est cela ?

- Rigoureuse. Ni plus, ni moins.

- Quel âge me donnez-vous ?

- Je flaire le piège, là.

- J'ai quarante-huit ans. Voilà quarante-huit ans que je me bats pour qu'on respecte les règles de politesse les plus élémentaires.

- Je vous envie.

- Et tout ce que j'ai réussi à récolter, c'est de passer pour un caractère acariâtre, une mégère.

- Mais vous ne pensez pas vraiment ce que vous dites, pas vrai ?  Et puis, ce n'est peut-être pas vraiment pour vous déplaire.

- Et vous ?

- Moi ?...  Vous savez...  les gens...  je dis les gens comme si je les connaissais, vous vous rendez compte ?  Les gens n'aiment pas beaucoup qu'on leur fasse la leçon.

- Je donne des leçons, moi ? 

- Je n'ai pas dit cela.

- Je revendique simplement le droit d'être traitée correctement, c'est tout. Ça vous amuse ?

- J'ai l'air amusé ?

- Si je vous le demande...

- Comme quoi les perceptions peuvent parfois être très différentes.

- Ces petites conversations oiseuses m'horripilent.

- Vous avez raison, on perd son temps.

- Je n'ai pas dit qu'on perdait son temps. Vous êtes vexant à la fin !

- Vous avez votre prescription ?

- Monsieur Risack, voici quatre ans que tous les deux mois je vous achète, sans prescription, des hypotenseurs, des aspirines et des anti-inflammatoires. Exactement la même commande à chaque fois. Et vous n'êtes pas encore à même de vous en souvenir. Vous ne m'avez même pas encore remarquée.

- Je ne suis pas très physionomiste.

J'ai vu Geneviève hier. Elle est passée à la pharmacie à l'improviste. Non, ça ne m'a pas contrarié le moins du monde. C'est vrai que je n'aime pas être pris au dépourvu, mais là, au contraire, ça m'a fait plaisir. Vraiment. Je ne pense pas qu'elle était souffrante, je crois qu'elle me l'aurait dit, ou que je l'aurais remarqué. Mais c'est vrai qu'elle est tellement forte que peut-être elle masquait trop bien son jeu. Bien sûr que ça m'a surpris, elle ne m'avait pas donné signe de vie depuis bien longtemps. On ne s'est rien dit de spécial, d'ailleurs je ne pense pas qu'elle avait quelque chose de particulier à m'annoncer. De mon côté, je n'avais rien d'original à dire. Mais on ne s'est pas ennuyé. Elle n'a pas pris une ride. Son visage est racé, ses yeux intenses. J'ai toujours été hypnotisé par sa bouche un peu fière, un peu sévère. A la réflexion, je me dis qu'elle devait avoir une raison particulière de passer. Ce n'est pas dans ses habitudes d'agir à la légère. En tout cas, elle n'a rien perdu de sa détermination. Elle n'était pas pressée, écoutait attentivement. Elle, par contre, a dû me trouver changé, je l'ai remarqué à ses regards incisifs qui me détaillaient sans fausse discrétion. En fait, elle a peu parlé, elle m'a surtout posé beaucoup de questions, auxquelles je me suis plié avec complaisance et précision. Peut-être que la partie était terminée, que les acteurs s'échangeaient des propos sans enjeu. Peut-être qu'elle était triste et que je ne me suis pas rendu compte de ce qu'elle attendait réellement. On s'est à peine effleuré, à force de parler des autres, et de choses, anodines. Elle s'est beaucoup intéressée à ma mère, comme si, en somme, elle me reprochait qu'elles ne se voient plus. Je n'y suis pour rien et d'ailleurs j'ai toujours refusé de jouer les garçons de course. Si elle veut la rejoindre, libre à elle, qu'elle y aille...  Elle était belle avec ses yeux intenses et ses lèvres fières, prenait des nouvelles de ma mère, beaucoup, des amis, un peu. Souvent, les ponts se sont coupés. On prend du poids, des rides. On s'entête. On se dit qu'on est plus calme, qu'on a pris de la bouteille. A sa façon, elle était chaleureuse et moins intransigeante aussi. Moi, je comprends tout, j'accepte tout, mais la plupart du temps, c'est de la faiblesse ou de l'indifférence. Non, franchement, ça s'est bien passé. On est allé au snack, celui qui vient de s'ouvrir dans la galerie et qu'elle ne connaissait pas parce qu'elle ne passait plus souvent dans le quartier. A part cela, elle connaissait tout, était au courant de tout, avait tout vu, allait tout voir. Si je me souvenais de la pièce qu'on avait vue ensemble au National il y a sept ans ?  Parce qu'on la rejouait dans une nouvelle mise en scène et que ça m'avait beaucoup intéressé à l'époque. Bien sûr que j'aurais été heureux d'y retourner avec elle et que j'aurais dû lui dire. Mais peut-être que notre intrigue me suffisait. Ses mains parlaient pour deux, volubiles, agiles, libres. Tu te rappelles ?  Je n'allais pas lui mentir. Pas à notre âge. Alors, je lui ai souri, droit dans les yeux. Elle m'a demandé si elle m'ennuyait. M'ennuyer ?  Tu me fais peur, c'est tout. Une peur bleue qui me pétrifie le cœur et me glace d'espoir. Alors, je me tais et je souris. J'aurais dû lui dire. Lui dire combien c'est important qu'elle soit là, que sa présence est vitale et qu'elle ne pouvait pas mieux choisir le moment. Les mots sont là, en boule dans le fond de la gorge et je n'ai pas le cran de leur donner vie, alors je les ravale, et ils grossissent mon cafard imbécile. J'aurais dû prendre tes mains comme des papillons précieux et les garder tendrement. Toi, tu voulais croire que j'étais distrait, que je n'écoutais pas, pas comme il fallait, que tu ne m'intéressais pas. C'est un malentendu, stupide et total. Je te blesse et je me suis cruel. Pourtant, je m'étais promis d'être gai quand tu serais là, puisque je suis heureux et que le temps nous est compté.

- Ah Clarisse !  Tu ne pouvais pas mieux tomber.

- Les pharmaciens se font du mouron à présent ?

- Si tu savais comme je vieillis !

- Qu'est-ce qui t'arrive ?

- Un petit cœur, un petit moral, et une faim démesurée. Un vrai chiffon, quoi.

- Tu es sérieux, ou encore plus cynique que d'habitude ?

- Toi, tu ne vieillis pas, tu embellis. Tu t'en rends compte au moins ?

- Faudrait pas croire que tout est toujours rose. Mais j'ai la chance d'avoir le naturel joyeux, c'est vrai. Tu vois, rien de tel que l'éducation à la campagne. Tu devrais t'y installer une petite datcha pour le week-end.

- Et y être seul comme un rat ?

- Tu en remets un peu là, non ? Faut pas te laisser aller, faut te ressaisir.

- Souvent, je me dis que je ne suis jamais parvenu à me laisser aller, que c'est précisément là où le bât blesse, tu ne crois pas ?

- Je t'aime bien comme tu es.

- Tu es gentille...  Tu as l'air bien dans ta peau. Les enfants vont bien ?

- Très bien. Même que je dois m'accrocher, crois-moi. Avec le boulot qui me prend de plus en plus de temps…  Souvent, je me reproche de ne pas être assez disponible.

- Si tu veux que je les garde un week-end, n'hésite pas. Les échecs, les musées, s'ils aiment ça... ça me ferait plaisir.

- Je vais leur en parler.

- Et Jean-Paul ?

- Il a été promu directeur des achats.

- C'est bien...  Un poste clé...  Il se déplace beaucoup alors ?

- Pas plus qu'avant.

- Il te manque parfois ?

- Bien sûr.

- Il a de la chance...  C'est une femme comme toi qu'il m'aurait fallu.

- Tu dis des bêtises.

- Je n'ai jamais rien dit d'aussi intelligent, au contraire...  Il y a des sujets que vous ne parvenez pas à aborder lui et toi ?

- Bien sûr.

- Et ça fait partie du charme ?

- Pas toujours.

- Si on sait tout, forcément, il n'y a plus de mystère, plus de rêve.

- Tu m'as l'air bien mal en point. Tu veux qu'on se voie un de ces midis ?

- Tu sais bien que, de toute façon, tu ne rappelles jamais.

- Tu m'en veux ?

- Un peu.

- Mais moi, je passe, je te ferais remarquer.

- Toi tu passes, moi je reste.

 

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